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A la porte de la salle
ouverte, deux adolescentes... C'est la deuxième fois
qu'elles viennent là, suivre des yeux les couples qui
apprennent une des danses les plus belles. Plus tard,
peut-être, elles aussi, danseront le tango...
« De toutes les danses que j'ai apprises, c'est la pire...
» Voilà comment Dominique voit le tango. Elle
précise : « C'est très difficile pour
l'homme parce qu'il doit guider sa partenaire tout en gardant
l'équilibre. » Ce n'est pas plus facile pour la
femme : « La cavalière ne sait pas ce qui va lui
arriver. » Or, c'est la femme qui, par le jeu subtil de ses
jambes et de ses talons hauts, « met la danse en valeur
». Et avec tout ça, « il faut faire de
l'improvisation ». Enfin, comble de l'horreur : «
Les Argentins ne regardent que les pieds... »
Élégant
et raffiné
Par chance, il n'y a pas d'Argentins au centre socioculturel du Phare
de l'Ill, à Illkirch... Il n'y a pas d'Argentin, mais on a
l'impression que tout Buenos Aires vous regarde en ricanant et que
Carlos Gardel lui-même secoue la tête d'un air
dégoûté...
Dominique Ludwig est dans la phase la plus ingrate du tango. Les pas
ont l'air mécanique. On sautille comme un robot
cassé. La musique langoureuse fait mal aux oreilles, les
genoux s'entrechoquent. Le plaisir s'enfuit toujours plus loin. On se
marche sur les pieds. « Tout l'art est de conduire sa
cavalière pour qu'elle se sente parfaitement à
l'aise. Ce qui n'est pas toujours le cas. Et alors, c'est moche...
»
Pourtant, écoutez cette musique ! Le bandonéon
tire sa note, sautille allègrement puis s'arrête,
simple et net. « Le tango, c'est le pur-sang. On a du mal
à l'approcher, à le dompter. On est gauche au
début. Mais après... Le tango, c'est
l'élégance, la fluidité, le
raffinement. » Michel Baltieri ne trouve pas de mots assez
nobles pour parler du tango argentin. Quand Michel danse avec Martine,
tout paraît grâce et volupté.
« Le plaisir du tango, c'est un dialogue permanent du couple
qui essaie de se surprendre, de séduire. C'est la porte
ouverte à l'improvisation, à la
sensibilité, dans le respect de l'autre et des autres
danseurs. »
On mangeait tango
Comme il se doit, ils se sont rencontrés à un
cours de tango. Ils avaient appris à danser
séparément, et un jour, il a changé de
cavalière. Depuis, ils dansent ensemble. Ils aiment
tellement le tango qu'ils l'enseignent, non pas pour en vivre, ils ont
leur métier pour ça, mais pour «
transmettre cette passion ».
Écoutons Martine. « Une fois qu'on a
maîtrisé les choses, la musique vous guide, c'est
la musique qu'il faut suivre ».
Le tango avait envahi leur vie. « On mangeait tango. Quand on
faisait les courses, on parlait de tango, on faisait des pas de danse,
et des gens s'arrêtaient et nous disaient : ça,
c'est du tango... Le soir, on mettait la télé,
puis on l'arrêtait et mettait une cassette de tango. Au bal,
on regardait les gens danser, et on se disait, non, non, surtout ne
jamais faire ça, on dira à nos
élèves ce qu'il ne faut jamais faire ».
Ils enseignent dans les centres socioculturels, à
Pôle Sud à la Meinau et au Phare de l'Ill
à Illkirch-Graffenstaden. « On a mis au point une
méthode... Dans ce qu'on avait appris, Michel, avec sa
formation d'ingénieur, trouvait qu'il y avait quelque chose
de pas logique. C'était pas net, pas clair. Il
était prêt à arrêter le
tango. » Ils sont allés suivre des stages en
Belgique, en Italie, en Suisse, en Allemagne, et un jour : «
On s'est aperçu qu'on commençait à
comprendre des points, on a pu poser les bonnes questions et on s'est
dit : c'est comme ça qu'on aurait dû apprendre
à danser dès le début. »
Flirter avec le sol
Au fur et à mesure, ils ont peaufiné leur
méthode. En préparant leurs cours, ils
découvraient « le pourquoi du comment du tango
». Le tango, c'est de la marche, mais avec de la
géométrie, des cercles, des triangles, il faut
marcher sur le tempo, guider la femme et faire des figures. «
On ne sclérose pas le tango, on ne fait pas de la
chorégraphie. Je m'imprègne de la musique, et
Michel me guide. »
Michel arrête la musique. Les dix ou douze couples le
regardent et l'écoutent : « Attention, il faut que
les orteils restent toujours en contact avec le sol. Vous levez le
pied, il ne faut pas. Le pied flirte avec le sol. Il caresse le sol. Le
pied est toujours en contact avec le sol, mais vous ne mettez pas le
poids dessus. Allez, on recommence... n'oubliez pas : flirter avec le
sol... »
Voilà. C'était une leçon de tango
argentin au centre socioculturel du Phare de l'Ill, par Martine et
Michel Baltieri. Les élèves, comme les
professeurs, se sont pris de passion : Elie Calache n'écoute
plus que du tango, Évelyne Jochem a appris le tango pour
préparer un voyage en Argentine... où elle a eu
la grâce de danser avec un Argentin. «
C'était de toute beauté ». Isabel
Guevara vient du Chili, où on ne danse pas ensemble, et
Alain Becker, allait déjà au bal avec ses
parents, à La République, rue du
Faubourg-National à Strasbourg, le samedi soir.
Le feu du tango n'est pas près de s'éteindre.
Roger Wiltz
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